Etablissement et expansion du Pigeon jounud à Saint-Martin

Détecté pour la première fois à Saint-Martin il y a une dizaine d’année, le Pigeon jounud (Patagioenas corensis) a fait l’objet d’une étude scientifique en 2024 réalisée par le Dr. Cambrone (coordinateur des programmes scientifiques de l’association Caribaea Initiative) afin d’évaluer son expansion démographique et spatiale sur cette île et d’en conclure des recommandations quant aux mesures de gestion à mettre en œuvre.

Répartition dans et en dehors de son aire de distribution naturelle

Patagionenas corensis est originaire du nord-ouest de l’Amérique du Sud, plus précisément du Venezuela et de Colombie. Il est aussi natif des îles au large des côtes colombiennes et vénézuéliennes, comprenant les îles néerlandaises comme Aruba, Bonaire et Curaçao. Dans son aire de répartition naturelle, il est majoritairement présent le long du littoral et en forêt sèche. Il a été introduit sur l’île qui regroupe Saint-Martin et Sint Maarten il y a un peu plus de dix ans.

Description et écologie

1 – P. corensis © A. Levesque

Le Pigeon jounud est facilement identifiable par les ornithologues amateurs à Saint-Martin, car le risque de confusion avec les autres colombidés présents sur l’île est relativement faible (Fig 2). Toutefois, bien qu’il soit plus trapu, il peut être facilement confondu avec la Tourterelle à aile blanche pour un œil non averti, surtout en vol. Il mesure entre 30 et 37 cm de long et pèse environ 270 g. Le haut du dos a un aspect écaillé de couleur bronze ou brun clair tandis que le bas du dos et la croupe sont gris et bleuâtres. L’aile présente une large tache blanche en forme de virgule qui contraste avec le reste du plumage (Fig 1). La tête, le cou et la poitrine sont roses ou mauves, le dessus de la tête est bleu-gris et ses pattes sont roses. L’une de ses caractéristiques distinctives est le cerclage bleu clair entouré d’un deuxième cercle plus sombre et plus large autour de ses yeux aux iris jaunes ou orangées.

 

2 – P. corensis parmi d’autres colombidés présents à Saint-Martin. Source : Caribaea Initiative

P. corensis se nourrit de fruits et de graines. Les nids sont relativement rudimentaires, constitués de brindilles dans des arbres, arbustes, cactus et les femelles pondent un œuf par ponte. Il est fréquent d’observer des couples ou des groupes de trois oiseaux, même s’il peut parfois en constituer des plus importants de 10 à 20 individus. Il peut aussi intégrer des groupes d’autres espèces de colombidés. Sédentaire dans son aire d’origine, des déplacements des groupes sont possibles en fonction de la disponibilité des ressources alimentaires.

Situation à Saint-Martin

Après de premières détections et des signalements au fil des ans, une première étude a été menée en 2024 sur cette espèce afin de retracer les différentes étapes de son processus d’invasion depuis son introduction jusqu’à son expansion. Les analyses ont été réalisées à partir de données de détections collectées par les acteurs de sciences participatives, en particulier des signalements compilés sur la plateforme ebird. Des prospections de terrain complémentaires ont également été réalisées dans le cadre de ces travaux.

3 – Localisation de la première observation et d’un nid de P. corensis. Source : Cambrone et al. 2024

La date exacte de la première introduction du Pigeon jounud sur l’île n’est pas connue, cependant, une première observation de l’espèce au nord-est de l’île près des Salines d’Orient datée du 21 janvier 2013 suggère une présence dans le milieu naturel depuis fin 2012. Bien que l’origine de son introduction ne soit pas certaine, il est possible que l’oiseau ait été importé sur le territoire par le biais du commerce illégal d’animaux de compagnie, puis qu’il ait été relâché ou se soit échappé de son lieu de captivité. De plus, l’élevage de pigeons sauvages est pratiqué dans les Antilles et peut constituer une source d’introduction de colombidés dans les milieux naturels. La présence de P. corensis sur d’autres îles néerlandaises peut suggérer une introduction via Sint-Maarten même si cette hypothèse ne peut être vérifiée.

Aucun autre signalement du pigeon n’a été effectué jusqu’au 4 janvier 2015 puis une augmentation continue du nombre d’observations a été reportée avec 19 détections entre 2015 et 2019, 24 autres entre 2020 et 2024 puis 64 nouvelles en 2023 et 2024, soit un total de 108 données d’occurrence sur l’île. Cette augmentation d’observations signalés au cours du temps s’est accompagnée d’un élargissement progressif de l’aire de répartition de l’espèce, d’une élévation du nombre d’individus observés par signalement et d’une diversification de ses habitats. En effet, initialement présent en zones arides aux végétations arbustives, en mangrove et au niveau du littoral, le Pigeon jounud s’est progressivement déplacé vers le nord-ouest de l’île puis vers le sud et occupe désormais de plus en plus de zones anthropisées résidentielles et touristiques.

4 – Cartes thermiques montrant les changements de répartition spatiale de P. corensis. Source : Cambrone et al, 2024

Bien que l’expansion du Pigeon jounud à Saint-Martin peut être le résultat de plusieurs évènements d’introduction, l’hypothèse la plus vraisemblable serait que les quelques individus introduits se soient multipliés. En ce sens, l’observation d’un nid le 7 juillet 2023 à proximité du lieu la première observation de l’espèce tend à privilégier ce deuxième scénario et témoigne a minima de l’établissement en cours du pigeon sur ce territoire.

Impacts et risques de dispersion

Bien que les impacts du Pigeon jounud à Saint-Martin ne soient pas évalués, car encore peu visibles à ce stade d’invasion, de la compétition avec d’autres espèces de colombidés pour l’habitat et la ressource alimentaire est probable. De plus, bien que minime, le risque d’hybridation avec d’autres espèces de colombidés, en particulier les espèces du même genre comme le Pigeon à cou rouge (P. squamosa) et le Pigeon à couronne blanche (P. leucocephala), tous deux présents sur l’île de Saint-Martin, mériterait d’être considéré et évalué. Par ailleurs, même si peu d’espaces à Saint-Martin sont dédiés à l’agriculture, des dégâts sur les plantes cultivées seraient possibles en cas d’accroissement démographique de la population introduite.

Les capacités de vol de l’espèce peuvent lui permettre de se déplacer jusqu’aux îles les plus proches, en particulier Anguilla et Saint-Barthélemy situées respectivement à 19 et 30 km de Saint-Martin. Les changements climatiques à l’origine de l’intensification et de l’augmentation de la fréquence des évènements climatiques extrêmes peuvent motiver des déplacements des oiseaux vers d’autres îles des Caraïbes comme cela a déjà pu être observé pour d’autres espèces du genre Patagioenas. De même, un assèchement et une augmentation de l’aridité des milieux sont attendus, soit des conditions climatiques futures déjà favorables à la présence de cet oiseau.

De premières recommandations pour gérer la population introduite

D’après cette étude, la démographie de la population introduite de pigeons jounud est encore suffisamment faible pour permettre son éradication à Saint-Martin. Des suivis plus réguliers permettraient de mieux évaluer les effectifs de cette population, son régime alimentaire, son activité de reproduction, et les habitats qu’elle occupe, afin de définir plus précisément l’objectif de la gestion à mettre en œuvre.

Les techniques couramment utilisées pour capturer des oiseaux dont les colombidés (filet japonais et pièges à filets), insuffisamment sélectives et trop chronophages, ne sont pas recommandées dans ce contexte par les scientifiques. Une option alternative serait d’ajouter P. corensis à la liste réglementaire des espèces chassables à Saint-Martin et de former les chasseurs locaux à la reconnaissance des pigeons jounud adultes et juvéniles afin d’éviter les risques de confusion et d’impacts collatéraux sur des espèces non-cibles. Un suivi de la population pendant deux ans permettrait ensuite d’évaluer l’atteinte ou non de l’objectif d’éradication. Toutefois, le succès d’une telle opération dépend également de la coopération étroite entre les autorités administratives néerlandaises et françaises aussi bien pour gérer l’espèce que pour prévenir d’autres évènements d’introduction à l’échelle de l’île.

En savoir plus

  • Communiqué de presse de Caribeae Initiative (lien)
  • Cambrone, C., Levesque, A., & Cézilly, F. (2024). Using Citizen Science and Field Surveys to Document the Introduction, Establishment, and Rapid Spread of the Bare-Eyed Pigeon, Patagioenas corensis, on the Island of Saint-Martin, West Indies. Biology, 13(8). (lien)
  • Wiley, J. W., & Wunderle, J. M. (1993). The effects of hurricanes on birds, with special reference to Caribbean islands. Bird Conservation International, 3(4), 319-349.(lien)

 

Photo du haut de page : P. corensis © A. Levesque

Rédaction et contributions : Sophie Labaude & Christophe Cambrone (Caribaea Initiative) et Clara Singh (Comité français de l’UICN)

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