A la rencontre de Thomas Baudry : Récemment diplômé Docteur en biologie de l’Université de Poitiers.

Thomas Baudry, auparavant doctorant rattaché à l’Université de Poitiers et à l’Université des Antilles, vient de soutenir sa thèse qui portait sur les impacts de l’écrevisse exotique envahissante Cherax quadricarinatus sur les hydrosystèmes de Martinique.

1) Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? Comment avez-vous été amené à travailler sur ce sujet dans les Antilles françaises ?

 

Je suis donc Thomas Baudry, jeune chercheur en écologie aquatique, notamment sur les poissons et les crustacés, spécialisé sur l’espèce Cherax quadricarinatus. Mes travaux de recherche dans les Antilles Françaises ont commencé en 2018, par le biais d’un stage de M2, financé par l’Office de l’Eau de Martinique et la DEAL de Martinique, encadré par Frédéric Grandjean (de l’Université de Poitiers). J’ai eu la chance de réaliser ce stage, au sein d’un encadrement robuste aussi bien logistiquement que scientifiquement, portant l’invasion de l’écrevisse exotique envahissante C. quadricarinatus sur les hydrosystèmes de Martinique. A mon arrivée, les connaissances sur la distribution et les impacts de cette espèce étaient parcellaires voire inexistantes et il a donc fallu partir de zéro … A la fin de ce stage, au regard de l’importance de cette espèce en Martinique, tant au niveau de sa distribution que de ses impacts (sanitaires et écologiques), les travaux ont été prolongés, sous la forme d’une thèse de doctorat, que j’ai pu réaliser de 2019 à 2022.

2) Pouvez-vous nous parler de vos travaux de recherche et de vos principaux résultats concernant les impacts de cette espèce sur les milieux naturels de Martinique ?

Thomas Baudry filtrant de l’eau sur le terrain, en Martinique, pour les besoins de l’étude ADN environnemental de ses travaux.

Le développement de la technique ADN environnemental a permis, dans un premier temps, de préciser son aire de répartition. Parmi les 90 sites inventoriés, répartis sur 53 cours d’eau (parmi les 60 permanents de Martinique), l’écrevisse a été détectée sur 23 rivières (Baudry et al. 2021). L’étude de la diversité génétique a révélé l’existence de plusieurs haplotypes, provenant probablement de plusieurs événements d’introduction (Baudry et al. 2020). L’analyse des isotopes stables (ici azote 15N et carbone 13C) de la chaine trophique, a permis de caractériser les impacts de C. quadricarinatus sur les communautés locales : il semblerait que l’écrevisse occupe une place plutôt basse dans la niche trophique, caractérisant un régime alimentaire omnivore, à tendance herbivore. Des changements ontogénétiques ont également été observés, avec une alimentation différente selon les différents stades de vie. Les comparaisons des structures de niche trophique entre les zones envahies et les zones non-envahies ont montré un impact significatif sur les espèces de crevettes autochtones, par un phénomène d’exclusion compétitive. Ceci peut se traduire par une perte de biodiversité en milieu naturel et certains taxons semblent déjà affectés : en effet, des spécialistes du groupe taxonomique des mollusques semblent avoir observé des baisses d’effectifs dans les rivières de Martinique, avec des dates coïncidant avec celles de première observation de l’écrevisse C. quadricarinatus. Aucune preuve concrète n’a été apportée à ce stade, mais certains résultats mettent en évidence la voracité de cette espèce et son attrait pour ce groupe taxonomique : une étude (faisant l’objet d’un stage de master 2) a été menée dans le cadre de mes travaux de thèse en confrontant les mollusques et l’écrevisse, en milieu contrôlé (aquarium). Enfin, aux vus de sa forte propagation depuis son introduction, la lutte contre cette espèce exotique envahissante parait compliquée. La pêche intensive ne peut régler cet épineux problème d’autant plus, que le contexte écotoxicologique local rend cette pratique non recommandable (cf. chlordécone).

3) Une partie de vos travaux passe par l’utilisation de l’ADN environnemental pour attester de la présence ou non de cette écrevisse dans les cours d’eau. Pensez-vous que cette technique puisse être plus largement utilisée sur ce territoire pour détecter d’éventuelles EEE ? Vos analyses ont-elles d’ailleurs permis de révéler la présence d’autres EEE aquatiques en Martinique ?

La première année de mes travaux a été consacrée au développement et à l’optimisation d’une méthodologie (du terrain aux techniques de laboratoire – qPCR) ADN environnemental, adaptée au contexte insulaire tropical. En effet, la méthode ADNe a largement été utilisée en zone tempérée, avec des rendements plus que satisfaisants, en faisant un outil de détection précoce fiable et prometteur, notamment dans le cadre d’inventaires biologiques. Ces inventaires étaient bien souvent réalisés à partir de techniques dites « traditionnelles » qui perturbent les milieux, déjà suffisamment impactés par les activités anthropiques, mais cette méthode moléculaire pourrait représenter le futur de ces inventaires. Cependant, en milieu tropical, la température élevée (des cours d’eau et de l’atmosphère) et les forts rayonnements UV entrainent une accélération de la dégradation des molécules d’ADN et il s’agit donc de mettre en place un protocole rigoureux permettant la conservation des échantillons.

La méthode est maintenant optimisée et a été utilisée pour détecter d’autres espèces envahissantes (le pléco Hypostomus robinii) (Dubreuil et al. 2022), endémiques (le poisson gale Anablepsoides cryptocallus) (Baudry et al. underreview) et patrimoniales (l’Anguille américaine Anguilla rostrata). Ces études ont fait (ou feront) l’objet de publications scientifiques dans des revues internationales et de futures études devraient encore voir le jour.

Pléco (Hypostomus robinii), poisson envahissant en Martinique.

Deux représentants (mâle en bas et femelle au-dessus) de l’unique espèce de poisson endémique stricte des eaux douces de Martinique, le Poisson gale (Anablepsoides cryptocallus)

4) Cherax quadricarinatus a initialement été introduite à des fins aquacoles et l’espèce est encore à ce jour pêchée et consommée. Compte-tenu de la situation liée à la pollution au chlordécone, la question d’un impact sur la santé des consommateurs se pose t’elle ?

En effet, lors de mes nombreuses prospections de terrain, j’ai pu rencontrer beaucoup de pêcheurs (à la nasse appâtée), qui ne se cachent même pas de leurs activités : malgré le contexte sanitaire tendu lié au chlordécone et l’interdiction de pêche en rivière par arrêté préfectoral, les produits de pêche sont revendus jusqu’à 25€/kg sur le marché (bord de route ou via les réseaux sociaux). L’écrevisse C. quadricarinatus est maintenant la ressource dominante en rivière (les macrobrachium de belles tailles sont devenus rares …) et elle est présente quasi exclusivement en zone polluée …

Ceci pose un gros problème de santé humaine : le chlordécone fait partie de ces pesticides organiques capables de s’accumuler le long de la chaîne alimentaire et ainsi d’atteindre l’homme par la consommation de produits contaminés. Ceci se traduit par une exposition chronique au chlordécone et la molécule est détectable dans le sang de la majorité de la population caribéenne, avec les risques connus … (développement de maladies, suspicion de cancer de la prostate). Une étude écotoxicologique menée durant ma thèse a mis en évidence une bioconcentration rapide (dès 6 h d’exposition, in-vitro), avec des individus contaminés à des doses dépassant les 120 ng.g− 1en milieu naturel (soit plus de 6 fois la Limite Maximale Résiduelle fixée par l’ARS) (Baudry et al. 2022). Cette étude prévoyait une décontamination des chairs, par bains successifs à l’eau non-contaminée, afin d’envisager cela comme alternative à la consommation des produits de pêche, mais les résultats n’étaient pas satisfaisants… L’effet de la cuisson sur la décontamination des chairs est à l’étude, en collaboration avec les laboratoires de l’ANSES de Paris.

Installations d’aquariums mises en place par T. Baudry, à l’IFREMER Martinique, dans le cadre de ses travaux, pour les expérimentations écotoxicologiques (chlordécone) et les expériences proies-prédateurs menées dans le cadre d’un stage de M2 durant sa thèse.

5) D’après vous, quel serait le principal levier d’action pour intervenir sur cette espèce en Martinique ? Est-il encore possible d’agir ?

Malheureusement, de nombreuses études se sont penchées sur les possibilités de lutte contre les espèces exotiques d’écrevisses et même lorsque les densités en présence sont faibles, une éradication semble très compliquée… Les écrevisses sont des espèces difficiles à observer (nocturnes et occupant des caches sous les roches ou les berges) et résistantes aux polluants et aux chocs physiques, rendant les techniques de lutte telles que la pêche électrique ou l’utilisation de biocide inefficaces, en plus d’être non spécifiques. Dans le cas de C. quadricarinatus, il s’agit également d’une espèce qui se disperse de manière efficace, avec une capacité de reproduction impressionnante (jusqu’à 5 évènements de pontes par an et 500 œufs par ponte), entrainant une colonisation des linéaires aquatiques entiers en peu de temps. Sa grande taille en fait une espèce redoutable et dominante dans les rivières, où en Martinique, elle ne trouve aucun prédateur pouvant limiter son expansion (l’anguille étant en voie de régression …).
Les seules solutions restantes sont :

  • Espérer une auto-régulation des populations à un niveau plus bas – théorie du boom-bust – dans les zones déjà envahies ;
  • Une préservation des zones non-envahies, avec la mise en place de suivi des milieux par la méthode ADNe permettant une intervention précoce en cas de nouvelle introduction ;
  • Une communication urgente aux autorités locales, pêcheurs, aquariophiles et animaleries sur les dangers des EEE et leur relâché en milieu naturel ;
  • La Martinique doit devenir un exemple de mise en garde pour les autres territoires, en particulier la Guadeloupe, considérée comme son île sœur, où C. quadricarinatus ne serait à priori pas encore présente.

6) Allez-vous poursuivre vos recherches sur ce sujet dans cette région ? Quels sont vos projets pour la suite ?

Il est clair que ce sujet de thèse (qui m’a également offert la possibilité de travailler sur d’autres sujets/projets) m’a stimulé au plus haut point pendant plus de 3 ans et m’a conforté dans l’idée de continuer dans ce domaine de la recherche !! Il est évident que je vais continuer mes recherches sur le sujet (écrevisse / écologie aquatique) et en Martinique, car j’ai des projets encore en cours, d’autres à venir et on m’a dit qu’à priori on ne décrochait pas de son sujet si facilement … Mais ça me va bien, je me suis passionné pour ces bestioles !

Mes projets pour la suite sont de continuer dans le domaine de la recherche, d’abord par le biais d’un post-doctorat, au cours duquel j’aspire à parfaire mes connaissances et mes aptitudes en écologie aquatique / approches communautaires, afin d’aller ensuite vers un poste plus durable dans quelques années (Maitre de conférences, chercheur …)

Visionnez la soutenance de Thomas Baudry

Pour en savoir plus :

Contact : Thomas Baudry

Ressources bibliographiques :

  • Baudry T., Becking T., Gout JP., Arqué A., Gan HM., Austin C., Delaunay C., Smith- Ravin J., Roques JAC., Grandjean F. (2020). Invasion and distribution of the redclaw crayfish, Cherax quadricarinatus, in Martinique.Knowledge and Management of Aquatic Environment 421, 50.https://doi.org/10.1051/kmae/2020041
  • Baudry T., Mauvisseau Q., Gout JP., Arqué A., Delaunay C., Smith-Ravin J., Sweet M., Grandjean F. (2021). Mapping a super-invader in a biodiversity hotspot, an eDNA-based success story. Ecological Indicators126. https://doi.org/10.1016/j.ecolind.2021.107637
  • Baudry T., Gismondi E., Gout JP., Arqué A., Smith-Ravin J., Grandjean F. (2022). The invasive crayfish Cherax quadricarinatus facing chlordecone in Martinique:bioaccumulation and depuration study. Chemosphere 286. https : //doi.org/10.1016/j.chemosphere.2021.131926
  • Dubreuil T.*, Baudry T.*, Mauvisseau Q., Arqué A., Courty C., Delaunay C., Sweet M., Grandjean F. (2022). The development of early monitoring tools to detect aquatic invasive species: eDNA assay development and the case of the armoured catfish species Hypostomus robinii. Environmental DNA4.https://doi.org/10.1002/edn3.260
  • Baudry T., Mauvisseau Q., Goût J-P., Arqué A., Grandjean F. eDNA survey to detect an endemic cryptic fish, Anablepsoides cryptocallus, in tropical freshwater streams. Soumis dans Aquatic Conservation: Marine and Freshwater Ecosystems
  • Poster vulgarisation poisson gale (Anablepsoides cryptocallus) : https://www.observatoire-eau-martinique.fr/documents/PosterAcrypto-v2.pdf
Nous contacter

Pour plus d'information sur l'initiative, n'hésitez pas à nous écrire.

Not readable? Change text. captcha txt