Des sargasses, des ratons laveurs et des hommes

Ti Racoun et les sargasses - Emsie, Caraïbédition

Ti Racoun et les sargasses – Emsie, Caraïbédition

 « Ti Racoun est un petit animal des Antilles, espiègle et curieux, qui nous fait découvrir le quotidien des enfants de nos îles ». Voilà la présentation qui est faite du héros de cette collection d’ouvrages pour enfants éditée par Caraïbéditions, une maison d’éditions basée en Guadeloupe.

Tout d’abord louons les intentions de l’auteure qui, par le biais de ce personnage présenté de manière très sympathique, permet, ce qui n’est pas courant, d’aborder différentes situations de vulnérabilité insulaire. En effet, composée de huit albums, la série Ti Racoun présente plusieurs problématiques environnementales comme tremblement de terre ou cyclone, ou sociales, comme le « Vaval ». Ce dernier, roi du carnaval, bonhomme de bois défilant en tête des cortèges de carnaval aux Antilles françaises, incarne les problèmes de l’année écoulée et cristallise une dénonciation sociale, politique ou écologiste. Il est brûlé au soir du Mercredi des cendres comme une purification. Dans la série « Ti Racoun », le Vaval figure le capitalisme. En  2015, en Martinique, il représentait le phénomène des sargasses et, en 2020, le scandale sanitaire du pesticide chlordécone. Par ailleurs, l’intérêt de l’auteure pour la problématique des sargasses se manifeste sur sa page Facebook où elle cite les collectifs locaux d’action comme « SOS Sargasses Martinique » ou « Sainte-Anne action Sargasses ».

La crise des Sargasses vue par un Raton laveur

Dans “Ti Racoun et les sargasses”, le héros découvre le phénomène de la prolifération des sargasses sur son île, qui génère des nuisances vis-à-vis du tourisme, de la santé et de la biodiversité. Cet album pour la jeunesse est intéressant en ce qu’il est un concentré, certes revu pour les enfants, des représentations communes sur la problématique des sargasses et, qui plus est, en mettant en avant, sans doute sans le savoir, une espèce exotique envahissante dans les Antilles françaises, le Raton laveur (Procyon lotor). Sur sa page Facebook, l’auteure Emsie présente de plus Ti racoon comme « un adorable petit raton laveur créole », autrement dit en l’intégrant à un métissage local, à l’instar de la cuisine ou de la langue créole. Ti racoon est d’ailleurs le nom créole donné au Raton laveur (« ti » signifiant « petit », avec une signification de taille et d’affection). L’auteure qualifie aussi l’espèce d’ « espiègle ». Ce trait de caractère malicieux sans méchanceté facilite l’anthropomorphisation, procédé narratif très largement diffusé  depuis des siècles : nous avons tous en mémoire les fables animalières de La Fontaine, inspirées d’Esope (VIIe s. av. JC) ou les estampes populaires d’Epinal, ou encore, plus contemporains, La ferme des animaux (1945) d’Orwell ou le roman graphique Maus de Spiegelman (1981-1991) dans lequel les juifs sont représentés en souris fuyant des cochons-nazis. Les animaux-personnages véhiculent idées et morales, traduisent un malaise, dénoncent, expliquent.

En l’occurrence, Ti Racoun nous présente la hiérarchie des désagréments que produisent les échouages de sargasses, et les moyens pour les riverains d’y remédier. Sur la couverture du livre, en premier plan, le Raton laveur se pince le nez avec un air de dégoût. L’odeur « d’œuf pourri » caractéristique de l’hydrogène sulfuré est en général signalé en premier dans les désagréments cités par les personnes rencontrées lors d’enquêtes de terrain, ou dans les rapports des administrations. Aux odeurs désagréables vient s’ajouter l’impact visuel : en arrière-plan du dessin de couverture, quatre zones géographiques sont schématiquement représentées par des aplats de couleurs : le morne et le rivage urbanisé en vert moucheté de maisons blanches / la plage de sable jaune / les sargasses en une bande brune / la mer bleue. Nous pouvons y voir trois manières d’utiliser le littoral, séparées par cette barre brune au centre de l’image qui empêche le fonctionnement habituel de l’ensemble. L’auteure place ainsi l’amoncellement de sargasses comme une ligne de démarcation pour les activités humaines. En explorant plus avant l’histoire, nous découvrons successivement les désagréments causés par les sargasses listés par Ti Racoun à chaque double page (une page texte/illustration en vis-à-vis) dans cet ordre : 1 / les plages interdites à la baignade (impact sur le tourisme et le quotidien récréatif) ; 2 / les bateaux de pêche bloqués (impact sur l’économie littorale et le quotidien alimentaire) ; 3 / l’anoxie des eaux littorales et l’entrave des déplacements des tortues et poissons (impact sur l’écosystème). On relève par cette hiérarchisation que le premier désagrément touche directement les activités humaines dans leur potentiel récréatif.

La conclusion de l’album offre une résolution du problème, un peu hâtive et très temporaire, certes, mais qui reflète là aussi une vision assez commune : pour s’échapper du problème, de sa vision et de son odeur (« l’air pollué ») la solution est une forme d’évitement par une balade sur le volcan, dérivatif symptomatique du non-affrontement réel du phénomène des sargasses : « Encore un week-end sans plage se dit Ti Racoon mais tout n’est pas perdu. Ses parents ont décidé que toute la famille irait faire une balade au pied du volcan. Là, au moins, l’air ne sera pas pollué. »

Dans l’album de Ti Racoon les algues sont « venues d’Amérique du Sud ». En fait, il s’agit bien de deux espèces indigènes de la Caraïbe (Sargassum natans et Sargassum fluitans), déjà signalées par Christophe Colomb au 15ème siècle, fréquentes dans la Mer des sargasses et dans le Golfe du Mexique. Leurs échouages actuels massifs sont attribués à l’existence d’une nouvelle zone de développement et d’accumulation de sargasses dans l’Atlantique au nord du Brésil, appelée « petite mer des sargasses ». Sa formation serait principalement due à de très importants apports en nutriments issus des bassins versants des fleuves Congo, Amazone et Orénoque, de l’upwelling (remontée d’eaux océaniques profondes chargées en nutriments) ainsi qu’à des anomalies climatiques. L’ensemble de ces perturbations permet la prolifération de ces espèces locales, ainsi devenues des nuisances (UICN Comité français, 2019). Aujourd’hui qualifiée de Great sargassumbelt (GASB), longue de 8 850 kilomètres, cette zone de développement des sargasses s’étend dans l’Atlantique en longs radeaux flottants en fonction de la saisonnalité depuis les côtes ouest-africaines à celles du Golfe du Mexique (Wang, 2019).

Espèces exotiques envahissantes et charisme

Revenons au personnage principal et à son image : dans les Antilles françaises, l’auteure n’est pas la seule à jouer sur ce capital de sympathie. Par exemple, au Gosier en Guadeloupe, il existe un Ti Raccoon lodge. Son site internet présente ce logement comme « un refuge » des ratons laveurs car « Le logement est entourée par la forêt avec la faune locale, les ratons laveurs et les colibris. […] situé dans un îlot de végétation luxuriante, les racoons y viennent tous les soirs faire leur numéro de charme. ». A voir les commentaires que des touristes ont laissé après leur séjour, les ratons laveurs sont vraiment une attraction de poids pour cet hôtel. Le capital de sympathie dont il bénéficie est à rapprocher de celui dont est encore crédité l’Iguane commun, surtout désormais auprès des non-habitants, étant donné sa hausse démographique : attraction près du Fort Saint-Louis, où les iguanes sont même nourris, emblème publicitaire sur des documents touristiques, etc. Leurs qualités en tant qu’attraction médiatique sont assez proches de celles des ratons laveurs : ce sont des animaux exotiques dans le sens inhabituels, originaux, ils sont quasi domestiqués, a priori peu agressifs et peu dangereux pour l’humain et, qui plus est, ils sont photogéniques ! En effectuant une recherche sur internet, dans la catégorie « images », on peut voir s’afficher le Raton laveur sur trois timbres, des peluches, des jeux, des pin’s, etc.

Le charisme d’une espèce, c’est à dire l’ensemble des caractéristiques – et de leur perception- qui influencent les attitudes et le comportement humain envers elle (Jaric et al., in press) reste encore peu étudié dans le cas des EEE. Sans avoir utilisé la notion de « charisme », plusieurs chercheurs en sciences sociales se sont néanmoins intéressés aux caractéristiques esthétiques, ornementales, ludiques, affectives que les profanes prêtent aux espèces envahissantes, indigènes ou introduites, végétales ou animales (par exemple, Dalla Bernadina, 2010 ; Gramaglia C. 2010 ou encore Menozzi, 2010 ; Lévêque et al., 2012). L’attractivité et l’esthétique de certaines de ces espèces, mais aussi leur supposée autochtonie, entrainent assez facilement une catégorisation entre “bonnes” et “mauvaises” proliférantes (Claeys, 2010), et des représentations multiples, voire des controverses, entre usagers, touristes, gestionnaires de l’environnement, ou acteurs  publics.

D’après la récente étude de Jaric et ses collègues, le charisme d’une espèce exotique envahissante peut influencer tous les stades du processus d’invasion (une espèce jugée jolie, attractive, sera d’autant plus introduite, transportée et dispersée sur le territoire d’introduction). Plus une espèce sera charismatique, plus les interventions de gestion qui pourront être proposées pour cette espèce seront source de conflits et d’opposition sociale au sein de la population concernée. L’Ecureuil gris en Italie, le cactus Opuntia en Espagne, le Rhododendron en Ecosse, l’Iguane commun ou le Raton laveur dans les Antilles françaises, chaque région du monde dispose d’exemples d’espèces exotiques envahissantes au charisme rendant leur gestion difficile, sans parler des conflits d’intérêt qui peuvent perdurer autour d’elles.

En un siècle, passer du statut d’espèce endémique à celui d’espèce exotique envahissante…

Il se peut que l’auteure ait choisi le Raton laveur comme espèce emblématique des Antilles sans avoir connaissance de son statut très récent d’espèce exotique envahissante. Ce serait  tout à fait compréhensible, puisqu’en Guadeloupe l’espèce a longtemps été considérée comme endémique, décrite en 1911 sous le nom de Procyon minor, bien que plusieurs sources anciennes fassent cependant mention de son introduction, probablement depuis les États-Unis ou le Canada entre les années 1820 et 1840. Ainsi, les premières observations et comparaisons morphologiques ont amené les spécialistes à rapprocher cette espèce de Proyon maynardi, présente dans les Bahamas (Pons et al., 1999). En 1971, son statut d’espèce endémique a même amené le Parc national de Guadeloupe à le choisir comme espèce emblématique (Pinchon 1971 et Benito-Espinal, 1976, in Pons et al., 1999). L’espèce a de plus bénéficié du statut d’espèce intégralement protégée par un arrêté ministériel de 1989.

Figure 1. A trois reprises, le « Raton laveur de la Guadeloupe » a figuré sur des timbres, en 1973, en 1997 puis en 2007, au plus grand bonheur des philatélistes !

Mais en 1999 des analyses génétiques et morphologiques ont permis de conclure que rien ne suggérait la distinction de cette espèce d’avec Procyon lotor, originaire d’Amérique du Nord, et que le Raton laveur avait bien été introduit dans les Antilles françaises (l’espèce est également présente en Martinique et à Saint-Martin (Lorvelec et al. 2007)). A ce moment, le statut de protection du Raton laveur n’est pourtant pas remis en cause par les auteurs, qui considèrent que « même si le Raton laveur n’est pas une espèce endémique, il n’y a pas de raison de modifier son statut réglementaire et sa politique de conservation. En effet, le Raton laveur ne soulève pas d’importants problèmes de gestion, que ce soit au niveau de la faune insulaire ou des activités humaines ». Les auteurs préconisaient tout de même d’éviter les introductions de Raton laveur en provenance des Amériques (Pons et al., 1999).

Deux décennies plus tard, des réflexions sur la modification du statut de l’espèce sont en cours. Le Raton laveur est inscrit depuis février 2018 sur la liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne dans le règlement dédié de 2014 (1143/2014), qui s’applique aux régions ultrapériphériques européennes et donc dans les Antilles françaises. Dans ce contexte, l’espèce a été déclassée de la liste des espèces protégées de Guadeloupe en 2018 (arrêté ministériel du 17 janvier 2018) et devrait prochainement être inscrite comme espèce exotique envahissante dans les Antilles françaises. Ce nouveau statut pose la question de la mise en place d’éventuelles mesures de gestion. Pour orienter ces mesures, l’Office national de chasse et de la faune sauvage (ONCFS, devenu OFB en 2020) a mené une enquête en 2017 pour identifier et évaluer les dégâts occasionnés par l’espèce sur la production agricole (Gourdol, 2017). Sur les 187 producteurs de 23 communes entendus, 40 % ont déclaré avoir déjà subi des dégâts de Raton laveur. Les zones touchées étaient réparties sur toute l’île et certains exploitants aux parcelles situées à proximité de forêts humides ou de points d’eau ont été impactés de façon significative. L’éventail des productions concernées était très large. Bien que le Raton laveur semble avoir des préférences pour certains fruits (notamment la pastèque, le melon et l’ananas), il est très opportuniste et consomme tout aussi bien la canne à sucre, les bananes, les cultures maraîchères que les œufs et les volailles.

Figure 2. Raton laveur consommant un régime de banane observé au piège photographique © ONCFS

Ce comportement très adaptable engendre une perception sans doute très différente entre les touristes, ravis des facéties des Ti racouns, et les agriculteurs, pillés par cet omnivore opportuniste. On pourra également s’attendre à des oppositions entre ces deux catégories d’acteurs lorsqu’après son classement comme espèce exotique envahissante, le Raton laveur fera l’objet  de mesures d’interdiction et que la mise en place d’un programme de régulation  sera envisagée et  discutée.

En guise de conclusion…

Il nous reste donc encore beaucoup de travail sur la communication à porter au sujet des regards et représentations des espèces que nous côtoyons, qu’elles soient indigènes, introduites, impactantes ou pas, sympathiques ou déplaisantes… Les définitions que nous en proposons et une meilleure compréhension des différentes perceptions de la société feront sans doute partie des clés pour parvenir à proposer des modalités de gestion mieux acceptées et comprises par le plus grand nombre.

Rédaction : Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN et Florence Ménez, Université des Antilles,
Relecture : Alain Dutartre, expert indépendant et Madeleine Freudenreich, Comité français de l’UICN

En savoir plus

  • Ti Racoun et les sargasses, 2019, de Emsie, Caraïbéditions, 16 pages
  • Claeys C. 2010. Les « bonnes » et les « mauvaises » proliférantes : controverses camarguaises. Etudes rurales. Janvier-juin 2010, 185 : 101-118
  • Dalla Bernadina S., 2010. Les invasions biologiques sous le regard des sciences de l’homme. In Les invasions biologiques, une question de natures et de sociétés, Barbault  R., Atramentowicz M. (coord.), Versailles, Quae, p. 65-108
  • Dutartre A. 2019. Difficultés de gestion d’espèces exotiques charismatiques : entre écologie et représentations. Dossier de la lettre d’information du Centre de ressources EEE (avril 2019)
  • Gourdol, A. 2017. Etude sur les dégâts agricoles du Raton laveur en Guadeloupe. Rapport de stage de césure, Ecole nationale supérieure d’agronomie de Montpellier, ONCFS. 76 p.
  • Gourdol et Guillemot B. 2018. Quels impacts du Raton laveur sur les cultures en Guadeloupe ? Lettre d’information du Groupe de travail Invasions biologiques en milieux aquatiques, numéro 22, mars 2018. Agence française pour la biodiversité et Comité français de l’UICN.
  • Gramaglia C. 2010. Les goélands leucophée sont-ils trop nombreux ? L’émergence d’un problème public. Etudes rurales, janvier-juin 2020, 185 : 133-148
  • Jaric, I., Courchamp, F., Correia, R.A., Crowley, S.L., Essl, F., Fischer, A., Gonzalez-Moreno, P., Kalinkat, G., Lambin, X., Lenzner, B., Meinard, Y., Mill, A., Musseau, C., Novoa, A., Pergl, J., Pysek, P., Pyskova, K., Robertson, P., von Schmalensee, M., Shackleton, R.T., Stefansson, R.A., Stajerova, K., Verissimo D. and Jeschke, J.M. (2020). The role of species charisma in biological invasions. Frontiers in Ecology and the Environment(in press).
  • Lévêque C., Tabacchi E. et Menozzi MJ. 2012. Les espèces exotiques envahissantes, pour une remise en cause des paradigmes écologiques, Revue Science Eaux & Territoires, Les invasions biologiques en milieux aquatiques, numéro 06, 2012, p. 2-9, 13/02/2012.
  • Lorvelec, O., Pascal, M., Delloue, X. et Chapuis, J-L. 2007. Les mammifères terrestres non volant des Antilles françaises et l’introduction récente d’un écureuil. Revue d’écologie. 62: 295-314.
  • Menozzi, M. (2010). Comment catégoriser les espèces exotiques envahissantes. Études rurales, 185(1), 51-66. https://www.cairn.info/revue-etudes-rurales-2010-1-page-51.htm.
    Mouterde P. Un raton laveur mignon, des perruches colorées… Le “charisme” des espèces invasives favorise leur implantation. La Matinale du monde, lundi 6 avril 2020.
  • Pons, J.-M., Volobouev, V., Ducroz, J.-F., Tillier, A. &Reudet, D. (1999). — Is the Guadeloupean racoon (Procyon minor) really an endemicspecies ? New insights from molecular and chromosomal analyses. J. zool. Syst. Evol. Res., 37 : 101-108.
  • Wang M., Hu C., Barnes B., Mitchum G., Lapointe B., Montoya J. 2019. The great Atlantic Sargassum belt. Science 365 (6448), 83-87. DOI: 10.1126/science.aaw7912
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